III L’affaire de la perle rose
(The Affair of the pink Pearl)
— Que diable faites-vous dans cette position ? s’exclama Tuppence en pénétrant dans le sanctuaire de l’Agence Internationale de Recherches et trouvant son seigneur et maître affalé parmi un amas de livres.
Le coupable se releva pesamment.
— J’essayais de placer ces bouquins en haut de l’armoire et cette maudite chaise a cédé sous mon poids.
— D’où viennent ces livres ? (Tuppence ramassa un volume au hasard.) Le chien des Baskerville. Je relirais celui-ci avec plaisir.
— Vous devancez mes intentions, déclara Tommy en chassant méticuleusement la poussière de ses vêtements. De temps à autre, nous devrions consacrer une demi-heure aux grands Maîtres du roman policier car, voyez-vous, Tuppence, je suis obligé de constater que nous ne sommes que des détectives amateurs. Il serait bon que nous acquérions une technique. J’ai l’intention de lire plusieurs écrivains et d’établir des comparaisons entre les méthodes employées pour résoudre les problèmes criminels.
— Vous savez, Tommy, bien souvent je me demande comment ces détectives imaginaires se seraient comportés dans la réalité.
Tuppence prit un autre volume dont elle lut le titre.
— Par exemple, il vous sera difficile de vous mettre dans la peau d’un Thorndyke : vous n’avez aucune expérience médicale, pas la moindre notion juridique et je ne pense pas que la chimie soit votre point fort ?
— Peut-être. En revanche, j’ai l’avantage de posséder un très bon équipement photo et je me propose de photographier toutes sortes d’empreintes que j’étudierai à loisir. À présent, mon amie, faites fonctionner vos petites cellules grises… Que vous suggère ceci ?
Il montra du doigt l’intérieur de l’armoire où une robe de chambre aux motifs quelque peu futuristes voisinait avec une paire de babouches et un violon.
— C’est l’évidence même, mon cher Watson !
— Exact ! Les caractéristiques de Sherlock Holmes !
Il prit le violon et promena distraitement l’archet sur les cordes, ce qui eut pour effet immédiat d’arracher un cri d’agonie à Tuppence.
À ce moment, un timbre discret résonna sur le bureau, indiquant l’arrivée d’un client qu’Albert obligeait à patienter. En toute hâte, Tommy replaça le violon dans l’armoire et poussa les livres sous le bureau.
— En fait, on a tout le temps. Je suis sûr qu’Albert a dû me dire en conversation téléphonique avec Scotland Yard ! Allez dans votre bureau et mettez-vous à votre machine, Tuppence. Cela crée une atmosphère favorable. Non, après tout, restez là, vous prendrez des notes sous ma dictée. Jetons un coup d’œil sur notre victime avant qu’Albert ne nous l’envoie.
Ils s’approchèrent du judas et aperçurent une jeune personne à peu près du même âge que Tuppence, grande et brune, les traits tirés et le regard hautain.
— Vêtements bon marché mais originaux, remarqua Tuppence. Faites-la entrer, Tommy.
Une minute plus tard, la visiteuse échangeait une poignée de main avec le célèbre Mr Blunt, tandis que Tuppence demeurait assise, les yeux modestement baissés sur son bloc sténo.
— Ma secrétaire particulière, Miss Robinson, expliqua Blunt avec un geste de la main. Vous pouvez parler librement en sa présence.
Il se renversa contre le dossier de son fauteuil, les yeux mi-clos et remarqua d’un ton banal :
— Emprunter l’autobus à cette heure de la journée doit paraître bien désagréable, miss… ?
— Je suis venue en taxi.
— Vraiment ?
Avec un regard de reproche, Tommy fixa le ticket accusateur qui dépassait du gant de l’inconnue. La jeune fille sourit et sortit le bout de papier bleu.
— Je l’ai ramassé dans la rue. Un de nos petits voisins en fait collection.
Tuppence toussa discrètement et son mari lui jeta un coup d’œil courroucé.
— Quel est le but de votre visite ? lança-t-il brusquement. Vous avez besoin de nos services, miss…
— Kingston Bruce. J’habite chez mes parents à Wimbledon. Hier soir, une personne a perdu chez nous une perle de grande valeur. Mr St. Vincent, qui se trouvait là, a parlé de votre agence au cours du dîner. Ma mère souhaiterait que vous vous chargiez de l’affaire.
Elle dit tout cela d’un ton maussade, presque à regret. Il paraissait évident qu’elle ne partageait pas le désir de sa mère et qu’elle était venue contre son gré.
Intrigué, Blunt s’enquit :
— Vous n’avez pas appelé la police ?
— Non. Ce serait idiot si nous devions découvrir que l’objet a seulement roulé sous un meuble.
— Parce qu’il est possible que la solution soit aussi simple ?
Miss Kingston Bruce haussa les épaules.
— On fait souvent beaucoup d’histoires pour des bêtises…
Tommy s’éclaircit la voix et annonça d’un ton professionnel :
— Naturellement, je suis très occupé en ce moment.
— Je comprends.
La jeune fille se leva avec un soupir de soulagement qui n’échappa pas à Tuppence.
— Cependant, reprit le directeur, je peux m’arranger pour faire un saut à Wimbledon. Quelle adresse, s’il vous plaît ?
— Les Lauriers, Edgeworth Road.
— Prenez note, je vous prie, Miss Robinson.
La visiteuse hésita un moment avant de conclure assez sèchement :
— Nous attendrons donc votre visite. Au revoir.
— Drôle de fille, grogna Tommy dès qu’elle eut disparu. Assez difficile à comprendre.
— Je me demande si c’est elle qui a volé la perle… Allez, Tommy, rangeons ces livres et allons rendre visite aux Kingston Bruce. Au fait, qui serez-vous ? Sherlock Holmes ?
— Je crois que j’ai besoin d’expérience pour ce rôle. Je me suis bien laissé avoir avec le ticket d’autobus, hein ?
— Plutôt ! Si j’étais vous, je ne m’attaquerais pas trop à cette fille qui est fine comme l’ambre. Malheureuse aussi, la pauvre.
— Je suppose qu’il vous a suffi d’examiner le bout de son nez pour savoir déjà tout sur elle ?
— Voici ce qu’à mon avis nous devons trouver aux Lauriers, expliqua Tuppence, ignorant la remarque ironique de son mari. Une maison pleine d’aristocrates sans le sou et de snobs béats d’admiration, le père, s’il vit encore, possède sans aucun doute un grade militaire important. La fille se plie à leur manière de vivre non sans en souffrir.
Tommy jeta un dernier coup d’œil sur les livres soigneusement alignés et prononça pensivement :
— Je crois que je serai Thorndyke, aujourd’hui.
— Cette affaire ne semble pourtant pas placée sous le signe médico-légal ?
— Peut-être. Mais je meurs d’envie d’utiliser mon nouvel appareil photo.
— Eh bien ! je parie que j’obtiendrai un meilleur résultat de mon côté que vous du vôtre !
Tommy ignora le défi pour constater :
— Je devrais avoir un cure-pipe. Je me demande où on achète ces engins-là ?
— Il y a bien le tire-bouchon breveté que tante Araminta nous a offert pour Noël…
— Un étonnant engin de destruction, non ?
— Je serai Polton, décida brusquement Tuppence.
— Vous ? Vous ne seriez même pas capable d’accomplir le moindre de ses exploits !
— Je peux toujours me frotter les mains en guise de satisfaction ! C’est largement suffisant pour commencer. J’espère que, de votre côté, vous allez procéder à des moulages d’empreintes de pas ?
Tommy fut ainsi réduit au silence. Ayant récupéré le tire-bouchon de tante Araminta, ils sortirent la voiture et prirent la direction de Wimbledon.
Les Lauriers était une grande maison à l’architecture compliquée, fraîchement repeinte. Des plates-bandes où s’alignaient des files régulières de géraniums écarlates l’entouraient.
Un homme de haute taille, à la petite moustache blanche, et qui affectait une attitude martiale exagérée, ouvrit la porte avant que Tommy n’ait eu le temps de sonner.
— Je guettais votre venue, expliqua le solennel gentleman. Mr Blunt, si je ne me trompe pas ? Je suis le colonel Kingston Bruce. Venez jusqu’à mon bureau, je vous prie.
Il les guida vers une petite pièce située à l’arrière de la maison.
— Le jeune St. Vincent m’a dit des merveilles de votre agence. D’ailleurs, j’avais déjà remarqué votre annonce dans le journal. Ce service de vingt-quatre heures que vous garantissez… une idée remarquable ! C’est exactement ce qu’il me faut.
Maudissant Tuppence en son for intérieur, Tommy répondit :
— Très bien, mon colonel.
— L’affaire est des plus ennuyeuses, Mr Blunt, des plus ennuyeuses.
— Peut-être pourriez-vous m’exposer les faits ? suggéra Tommy légèrement agacé.
— Certainement… Nous hébergeons, pour quelques jours encore, une très vieille et chère amie, lady Laura Barton, fille du défunt comte Carroway. Le comte actuel, son frère, a prononcé récemment un discours tout à fait remarquable à la Chambre des Lords. Comme je le disais, lady Barton est une de nos vieilles et chères amies. Des Américains de passage en Angleterre, les Hamilton Betts se montraient très désireux de faire sa connaissance. « Rien de plus facile », leur proposai-je. « Elle est justement chez moi. Venez passer le week-end avec nous ? » Vous savez sans doute ce que les titres de noblesse représentent aux yeux des Américains, Mr Blunt.
— Ils ne sont pas les seuls.
— Hélas, ce n’est que trop vrai, cher Mr Blunt. Je ne déteste rien plus qu’un snob. Donc, comme je le disais, les Betts arrivèrent pour le week-end. Hier soir, au cours d’une partie de bridge, le fermoir du pendentif que portait Mrs Hamilton Betts se cassa. Elle le déposa sur une petite table avec l’intention de le reprendre au moment où elle se retirerait. Malheureusement, elle l’oublia. Je dois vous expliquer, Mr Blunt, que le pendentif comprenait deux sortes d’ailes en petits diamants et entre les deux, une grosse perle centrale. Le pendentif a été retrouvé ce matin à sa place mais la perle, un joyau de grande valeur, en avait été arrachée.
— Qui a découvert le pendentif ?
— La bonne affectée au service de la table, Gladis Hill.
— Avez-vous quelque raison de la soupçonner ?
— Elle est à notre service depuis plusieurs années et nous l’avons toujours jugée parfaitement honnête. Mais, naturellement, on ne sait jamais…
— Exactement. Pouvez-vous m’énumérer les membres de votre personnel et les personnes présentes au repas d’hier soir ?
— Nous avons une cuisinière, ici depuis seulement deux mois, mais qui n’a pas eu l’occasion de s’approcher du salon hier soir. C’est également le cas pour la fille de cuisine, Alice Cummings, depuis longtemps à notre service. Sans oublier la domestique qui accompagne lady Laura ; une Française.
Le colonel prononça ces derniers mots avec emphase mais son vis-à-vis ne se laissa pas impressionner.
— Bien. Et les convives ?
— Mr et Mrs Betts, nous, ma femme et ma fille, lady Laura et le jeune St. Vincent. Mr Rennie fit une courte apparition après le repas.
— Qui est Mr Rennie ?
— Un type des plus douteux. Un socialiste ! Beau garçon d’ailleurs, doué surtout pour les discussions spécieuses. Mais un homme, je n’ai pas peur de le dire, auquel je n’accorderais jamais la moindre confiance. Bref, quelqu’un d’assez dangereux, à mon avis.
— En fait, coupa sèchement Tommy, c’est lui que vous soupçonnez ?
— Mr Blunt, je suis sûr que lorsqu’on soutient les points de vue qu’il soutient, on ne peut avoir de principes. Quoi de plus facile pour lui que de choisir un moment où le jeu nous absorbait tous, pour s’emparer de la perle ? Il y eut plusieurs circonstances favorables pour le voleur au cours de la partie… un surcontre sans atout, entre autres, et une discussion pénible lorsque ma femme commit la faute de ne pas soutenir son partenaire.
— Quelle a été la réaction de Mrs Betts en constatant le vol ?
— Elle voulait que j’appelle la police, répondit le colonel à contrecœur. Cela, naturellement, après que nous eûmes fouillé toute la pièce au cas où la perle aurait roulé sous un meuble.
— C’est vous qui avez dissuadé Mrs Betts de s’en remettre à la police ?
— Je me suis opposé à cette publicité désagréable, soutenu par ma femme et ma fille. Ma femme se souvint alors de l’allusion à votre agence faite par St. Vincent… plus particulièrement de votre service spécial « En 24 heures ».
Tommy acquiesça, le cœur lourd.
— De toute manière, s’il nous faut avoir recours à la police, nous pourrons toujours expliquer que croyant le joyau égaré, nous l’avons longtemps cherché. Je vous signale que personne n’a été autorisé à quitter la maison, ce matin.
— À part votre fille, intervint Tuppence.
— À part ma fille qui s’est tout de suite proposée pour aller vous parler de l’affaire.
Tommy se leva.
— Nous agirons de notre mieux pour vous donner satisfaction, mon colonel. J’aimerais voir le salon et la table où se trouvait le pendentif. Ensuite, je poserai quelques questions à Mrs Betts. Après, j’interrogerai les domestiques… ou plutôt mon assistante, Miss Robinson, s’en chargera.
Le colonel Kingston Bruce se leva et les entraîna vers le hall. D’une porte entrouverte, la voix de Miss Kingston Bruce, qu’ils reconnurent, leur parvint, fort irritée :
— Vous savez parfaitement, mère, qu’elle est arrivée un jour avec une petite cuillère dans son manchon !
Un moment plus tard, ils furent présentés à Mrs Kingston Bruce, une femme morose aux gestes alanguis. Sa fille accueillit les nouveaux venus d’un bref signe de tête. Elle affichait un air plus renfrogné que jamais.
Mrs Kingston Bruce se tourna vers son enfant pour conclure leur discussion :
— Je crois savoir qui l’a prise. C’est cet affreux jeune homme socialiste. Il adore les Russes et les Allemands et déteste les Anglais… Que pouvez-vous attendre d’autre de sa part ?
— Il ne l’a jamais touchée, répondit la jeune fille fièrement. Je n’ai pas cessé de l’observer hier soir et s’il s’était emparé de la perle, je l’aurais sûrement vu.
Elle défia l’assistance, le front haut.
Tommy créa une diversion en demandant à parler à Mrs Betts. Lorsque les Kingston Bruce se furent retirés pour aller prévenir l’Américaine, il chuchota :
— Je me demande quelle est la personne qui cachait une petite cuillère dans son manchon ?
— Je me le demande aussi, répondit Tuppence à voix basse.
Une femme forte, à la voix assurée, fit irruption dans la pièce. Son mari, qui la suivait, montrait un air résigné.
— Il est bien exact, Mr Blunt, entama Mrs Betts, que vous êtes un détective privé et que vous résolvez tous les problèmes en un rien de temps ?
— On me surnomme « l’éclair », madame. Permettez-moi de vous poser quelques questions.
Les événements qui suivirent s’enchaînèrent rapidement. Tommy examina le pendentif endommagé, la table où il avait été posé et Mr Betts sortit de sa torpeur pour faire allusion à la valeur de la perle en dollars.
Le détective eut très vite la certitude qu’il n’aboutissait à rien.
— Je crois que cela suffira, déclara-t-il. Miss Robinson, veuillez m’apporter mon appareil spécial.
Miss Robinson obéit.
— Une petite invention personnelle, expliqua Tommy à la ronde. Vous voyez, rien en apparence ne le différencie d’un appareil photographique ordinaire.
Sous l’œil respectueux des Betts, il prit des clichés du bijou, de la table et du salon.
Puis, Miss Robinson fut priée d’aller interroger les domestiques.
Devant l’impatience que reflétaient les visages du colonel et de Mrs Betts, Tommy crut bon de fournir quelques explications.
— Voici où en est la situation. Ou bien la perle est encore dans la maison… ou elle n’est plus dans la maison.
— Très juste, répondit le colonel avec peut-être plus d’enthousiasme que la remarque n’en justifiait.
— Si elle n’est plus dans la maison, elle peut se trouver n’importe où. Mais si elle est dans la maison, le champ des recherches est restreint…
— Et une fouille doit être entreprise, coupa le colonel. Je comprends et je vous donne carte blanche, Mr Blunt. Fouillez du grenier à la cave.
— Oh ! Charles, murmura plaintivement Mrs Kingston Bruce, pensez-vous que ce soit raisonnable ? Les domestiques vont se formaliser et ils risquent de nous quitter.
— Nous fouillerons leurs appartements en dernier, concéda le détective. Le voleur a sûrement dissimulé le joyau là où personne ne songerait à le chercher.
— Il me semble avoir lu cela quelque part, observa le colonel.
— Vous vous souvenez probablement de l’affaire « Le Roi en discute avec Bailey » qui créa un précédent.
— Heu… oui.
L’ancien militaire paraissait cependant incertain.
— Voyons… la cachette la moins évidente est l’appartement de Mrs Betts.
— Le mien ? Ce serait vraiment original !
Sans plus de façon, elle conduisit le jeune homme à sa chambre où Tommy utilisa une fois de plus son appareil.
Tuppence se joignit bientôt à eux.
— J’espère que vous ne vous opposerez pas à ce que mon assistante jette un coup d’œil dans votre penderie, Mrs Betts ?
— Pas du tout. Avez-vous encore besoin de moi ?
Tommy lui assura qu’il n’avait aucune raison de la retenir plus longtemps et elle se retira.
— Nous ferons aussi bien de continuer à jouer le jeu, annonça Tommy, mais personnellement, je ne pense pas que nous ayons la moindre chance de tomber sur cette perle. Maudite soit votre géniale idée de garantir un résultat satisfaisant en 24 heures, Tuppence !
— Écoutez. Les domestiques, j’en suis sûre, ne savent rien, mais j’ai réussi à faire parler la bonne française. Il paraît que la dernière fois que lady Laura se trouvait ici, il y a un an, elle est revenue de chez des amis des Kingston Bruce avec lesquels elle avait pris le thé, et une petite cuillère est tombée de son manchon. Tout le monde a pensé que la petite cuillère s’était égarée là par mégarde. Mais, ce ne fut pas la seule fois où pareil… accident se produisit. D’un bout de l’année à l’autre, lady Laura est invitée. J’imagine qu’elle n’a pas un sou vaillant, mais son titre lui ouvre certaines portes. Coïncidence ou pas… des vols ont eu lieu lors de son passage dans cinq maisons différentes, vols allant de bagatelles à des bijoux de valeur.
— Fichtre ! Savez-vous où est sa chambre ?
— Juste en face.
— M’est avis que nous devrions y jeter un rapide coup d’œil.
Ils poussèrent la porte qu’ils trouvèrent entrebâillée et découvrirent un appartement spacieux, aux meubles laqués blancs et agrémenté de longs rideaux rose pâle qui encadraient la large fenêtre. Une porte intérieure s’ouvrait sur la salle de bains. Une jeune fille, mince et brune, vêtue avec discrétion, en émergea. À la vue des intrus, elle poussa une exclamation étouffée.
— Voici Élise, Mr Blunt, annonça Tuppence, la bonne de lady Laura.
Tommy pénétra dans la salle de bains et y admira les installations somptueuses et ultra-modernes. Pour dissiper l’attitude méfiante de la jeune Française, il lança d’un ton enjoué :
— Vous êtes occupée à vos travaux, mademoiselle Élise ?
— Oui, monsieur. Je nettoie la baignoire de Milady.
— Voyons, cela ne vous ennuierait pas de laisser cette tâche un moment pour m’aider à prendre des photos ? J’ai un appareil particulier avec lequel je photographie toutes les pièces.
La porte de communication claqua brusquement dans son dos. Élise sursauta :
— Qui a fermé cette porte ?
— Ce doit être le vent, suggéra Tuppence.
Élise voulut leur ouvrir la porte mais la poignée résista à sa pression.
— Que se passe-t-il ? demanda vivement Tommy.
— Quelqu’un a dû fermer à clé de l’extérieur.
Elle prit une serviette et essaya à nouveau. Cette fois, la poignée tourna et la porte s’ouvrit sans problème.
— Voilà qui est curieux[1] ! Elle devait être coincée.
La chambre à coucher était vide. Tommy récupéra son attirail et les deux jeunes femmes travaillèrent sous ses ordres. Mais de temps en temps, le regard du détective se posait sur la porte de communication.
— Je me demande pourquoi cette porte refusait de s’ouvrir, murmura-t-il.
Il alla l’examiner avec minutie, l’ouvrit et la referma plusieurs fois. La poignée fonctionnait à la perfection.
— Encore un cliché, annonça-t-il en soupirant. Voulez-vous écarter ce rideau rose, mademoiselle Élise ? Merci. Maintenez-le ainsi.
Le déclic familier se produisit. Tommy évoqua une excuse quelconque pour se débarrasser de la Française et saisissant Tuppence par le bras, lui souffla :
— Écoutez, j’ai une idée. Pouvez-vous rester ici ? Fouillez partout… cela prendra du temps. Essayez d’interviewer la vieille Lady mais ne l’alarmez pas. Dites-lui que vous soupçonnez la bonne qui assure le service de la salle à manger. Mais quoi que vous fassiez, ne la laissez pas sortir de la maison. Je vais prendre la voiture et reviendrai le plus rapidement possible.
— D’accord. Ne soyez pas trop sûr de vous, cependant. Vous oubliez un détail : la fille de la maison… J’ai appris à son sujet un fait qui m’intrigue. D’après l’heure à laquelle elle a quitté les « Lauriers » pour venir nous voir, elle aurait mis deux heures pour arriver à l’agence. C’est impensable ! Où donc s’est-elle rendue durant ce laps de temps ?
— Effectivement, il y a quelque chose de louche là-dessous, admit Tommy. Suivez la piste qu’il vous plaira mais cependant, ne permettez pas à lady Laura de quitter la maison. Qu’est-ce que c’est ?
Son oreille fine venait de percevoir un léger bruissement sur le palier. Il bondit vers la porte mais trouva le corridor vide.
— Au revoir donc, lança-t-il. Je reviendrai dès que je le pourrai.
*
* *
Tuppence regarda la voiture s’éloigner, l’esprit troublé. Tommy semblait tellement sûr… pour sa part, elle hésitait. Il y avait une ou deux choses qu’elle ne comprenait pas très bien.
De la fenêtre qui surplombait l’entrée, elle vit un homme sortir de l’abri d’une porte cochère et s’avancer vers la maison. Presque aussitôt, la sonnette de la porte d’entrée résonna.
Tuppence dévala les escaliers. Elle fit un geste impératif à Gladis Hill qui entrait dans le hall et alla ouvrir elle-même au visiteur.
C’était un grand jeune homme maigre, aux vêtements mal ajustés et à l’œil sombre.
Après une courte hésitation, il s’enquit :
— Miss Kingston Bruce est-elle là ?
Elle s’effaça pour le laisser passer.
— Mr Rennie, si je ne me trompe pas ? dit-elle avec un sourire.
Il jeta un rapide coup d’œil sur l’inconnue.
— En effet.
— Veuillez entrer par ici.
Elle le fit passer dans le bureau qui se trouvait vide et en referma la porte.
Rennie lui fit face, les sourcils froncés.
— Je veux voir Miss Kingston Bruce.
— Je doute que ce soit possible, répondit son interlocutrice sans se troubler.
— Mais qui êtes-vous ? demanda-t-il avec rudesse.
— Agence Internationale de Recherches Blunt.
Le jeune homme tressaillit.
— Je vous en prie, asseyez-vous, Mr Rennie. Pour commencer, nous sommes au courant de la visite que vous a rendue Miss Kingston Bruce, ce matin.
C’était là une hypothèse audacieuse mais elle réussit. Devinant la consternation du garçon, Tuppence enchaîna vivement :
— Trouver la perle est ce qui importe le plus, Mr Rennie. Personne dans cette maison ne souhaite de… publicité. Ne pourrions-nous pas en venir à quelque arrangement ?
Il la fixa.
— Je me demande ce que vous savez… Laissez-moi réfléchir un moment.
Il se cacha le visage dans les mains puis posa une question des plus insolites :
— Dites-moi, est-ce vrai que le jeune St. Vincent doit se marier ?
— Certain. Je connais sa fiancée.
Rennie prit soudain un ton confidentiel.
— Ces derniers temps ont été difficiles. Ils n’ont cessé de tourmenter Béatrice du matin au soir. Ils veulent absolument la jeter à la tête de ce type. Tout ça, parce qu’un jour, il héritera d’un titre. Si j’étais au gouvernement…
— Laissons la politique de côté, coupa vivement Tuppence. Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous pensez que Miss Kingston Bruce a volé cette perle ?
— Je… je n’ai jamais pensé cela.
— Si… assura calmement son vis-à-vis. Je vous ai surpris, guettant le départ du détective et lorsque le champ a été libre, vous êtes venu demander à parler à la jeune fille. C’est clair. Si c’était vous le voleur, vous n’auriez pas l’air aussi inquiet.
— Son attitude me parut si étrange… Elle est venue me voir ce matin pour m’apprendre le vol, expliquant qu’elle se rendait dans une agence de détectives privés. Elle paraissait sur le point de me confier quelque chose sans parvenir à l’exprimer.
— En ce qui me concerne, seule la perle m’intéresse. Vous feriez mieux d’aller vous expliquer avec miss Kingston Bruce.
Mais à ce moment, le colonel Kingston Bruce entra dans la pièce.
— Le déjeuner est servi, Miss Robinson. Vous vous joindrez bien à nous. Le…
Il s’interrompit pour lancer un regard furibond au visiteur.
— De toute évidence, observa ce dernier, vous n’avez pas l’intention de m’inviter ? J’ai compris, je m’en vais.
— Revenez plus tard, lui souffla Tuppence alors qu’il passait près d’elle.
La jeune femme suivit le maître de maison qui continuait de bougonner dans sa moustache sur l’impudence éhontée de certains individus. Ils pénétrèrent dans une salle à manger massive où la famille se trouvait déjà réunie. Tuppence connaissait tout le monde sauf une seule personne.
— Lady Laura, voici Miss Robinson qui nous prête aimablement son concours.
La vieille dame inclina la tête et se mit en devoir de dévisager la nouvelle venue à travers son face-à-main. C’était une grande femme mince, au sourire triste, à la voix douce et à l’œil perçant. Tuppence lui retourna son regard inquisiteur et les yeux de lady Laura se baissèrent.
Après le repas, l’aristocrate engagea nonchalamment la conversation et s’enquit, sans en avoir l’air, des progrès de l’enquête. Tuppence fit adroitement allusion à la suspicion qui pesait sur Gladis Hill, mais son attention commençait à délaisser lady Laura. Pour elle, la vieille dame pouvait à la rigueur escamoter des petites cuillères et autres objets similaires, mais sûrement pas la perle rose.
Bientôt, la jeune femme se remit au travail. Le temps passait. Aucune nouvelle de Tommy et ce qui importait plus encore à ses yeux, aucune nouvelle de Mr Rennie.
En sortant d’une chambre, elle se heurta inopinément à Béatrice Kingston Bruce qui se dirigeait vers les escaliers, habillée pour sortir.
— J’ai peur que vous ne puissiez vous absenter pour le moment, fit observer Tuppence.
La jeune fille la toisa avec mépris.
— Que je sorte ou non ne vous concerne en rien.
— Il n’empêche qu’avertir la police ou non relève de mes attributions.
À ces mots, la jeune fille pâlit.
— Non. Il ne faut pas… je ne sortirai pas… mais n’en faites rien, je vous en prie !
Elle agrippa la secrétaire d’un air suppliant.
— Chère Miss Kingston Bruce, déclara Tuppence tranquillement. Pour moi, l’affaire a été limpide dès le début. Je…
Dans le fort de la discussion, Tuppence n’avait pas entendu le timbre de l’entrée. Étonnée, elle découvrit Tommy qui grimpait les escaliers en courant alors que, dans le hall, un homme de forte corpulence, aux épaules massives, ôtait respectueusement son chapeau melon.
— Inspecteur Marriot de Scotland Yard, se présenta-t-il dans un sourire.
Poussant un cri, Béatrice Kingston Bruce dévala les escaliers au moment où la porte s’ouvrait à nouveau devant Mr Rennie.
— Vous venez de tout gâcher, lança Tuppence furieuse.
— Hé ? grogna Tommy au passage.
Il se précipita dans la chambre de lady Laura puis dans la salle de bains et réapparut avec un gros morceau de savon.
L’inspecteur grimpait l’escalier à sa rencontre tout en expliquant :
— Elle s’est laissé emmener sans histoire. Elle n’en était pas à son coup d’essai et belle joueuse, elle sait reconnaître quand le coup est raté. Et la perle ?
— J’ai idée, répondit Tommy en lui tendant son butin, que vous la trouverez là-dedans.
Une lueur de satisfaction anima le regard de l’inspecteur.
— Un vieux truc qui réussit encore. Coupez un morceau de savon en deux, creusez une niche pour le bijou et reformez le savon que vous passez sous l’eau chaude. Du bon travail, sir.
Tommy accepta le compliment avec satisfaction et regagna le rez-de-chaussée en compagnie de Tuppence. Là, ils furent accueillis par le colonel qui serra chaleureusement la main de Tommy.
— Cher monsieur, je ne puis assez vous remercier. Lady Laura tient aussi à vous exprimer sa gratitude.
— Je suis heureux que nous vous ayons donné satisfaction, répondit simplement le détective. Mais j’ai peur de ne pouvoir rester plus longtemps. Un rendez-vous des plus urgents m’attend. Un membre du Cabinet…
Il sortit à grandes enjambées et sauta au volant de sa voiture. Tuppence s’installa près de lui.
— Mais, Tommy, s’exclama-t-elle, ils n’ont pas arrêté lady Laura en fin de compte ?
— C’est vrai ! Je ne vous ai pas mise au courant ! Ils n’ont pas arrêté lady Laura mais Élise. Vous voyez, ajouta-t-il alors que sa compagne demeurait abasourdie, j’ai moi aussi souvent essayé d’ouvrir une porte alors que je me lavais les mains ! C’est impossible. Et cet après-midi, je me suis demandé ce qu’Élise avait bien pu fabriquer avec le savon pour que ses mains en soient tout imprégnées. Vous vous souvenez qu’ensuite elle s’est servie d’une serviette de toilette, enlevant ainsi les traces qui recouvraient la poignée ? Il m’est brusquement venu à l’esprit qu’un voleur professionnel trouverait l’idée assez ingénieuse de se faire engager comme domestique par une lady soupçonnée de kleptomanie et qui, de plus, est souvent invitée dans d’excellentes maisons. Je me suis donc arrangé pour photographier Élise en même temps qu’un coin de la chambre de sa maîtresse, et j’ai filé vers le bon vieux Scotland Yard. Rapide développement du négatif… photo. Élise est une vieille connaissance du Yard qui l’avait un peu perdue de vue.
— Et quand je pense, conclut Tuppence qui venait de retrouver l’usage de la parole, que ces deux jeunes idiots se soupçonnaient mutuellement ! Mais pourquoi ne m’avez-vous pas mise au courant de vos intentions avant de partir ?
— Ma savante amie oublie que Thorndyke ne parle jamais avant le dénouement. D’autre part, Tuppence, vous et votre amie Jeannette Smith m’avez fait marcher la dernière fois, n’est-ce pas ? À présent, nous sommes quittes !